Cynégétique

Par un luisard ombragé d’une fin d’après-midi d’été au bord de l’Oise, je dormaillais pépère. En songe, je croisais un homme à l’état de nature, une bête. Sac d’os, le chasseur impatient claquait des crocs. Il meuglait à fond. Ses instincts féroces le possédaient entièrement. Il voltigeait, ricochait à l’affût d’une proie vivante, son lot quotidien de barbaque. Je fus pris de peur : face à une denture pareillement affûtée, aurais-je seulement pu me débattre s’il eût attaqué ma bedaine ? Ô que non ! Agonisant au bruit de son festin, j’aurais attendu la mort avec panache, me persuadant sans faillir qu’une fois son ventre fort tendu, le sauvage s’adonnerait à la béatitude, entendez par là, la vertu elle-même.

Je fus sauvé par un colvert que le prédateur coinça en plein barbotage. L’affamé ne laissa aucune chance au canard. Les plumes giclèrent. Le goinffre sanguinaire déglutit l’oiseau en trois secousses, sans prendre la peine de le rôtir. Sorti de ma sieste en sursaut, le boustifailleur repu tourna son museau maculé vers mes veines glacées. Rencontre marquée d’épouvante sur mon doux coeur de citadin. Coeur serré face à la lutte naturelle dont l’issue fatale est un gueuleton acquis au détriment de la chair du plus faible.

Poursuivant innocemment la vadrouille sur des chemins bucoliques, je m’arrête attendri devant un troupeau de bovidés paissant l’herbe grasse. Tout crème et tout beurre, je salue affectueusement les vaches mignonnettes. D’un geste amical, je cueille un bouquet de marguerites pour l’offrir aux babines de la brouteuse la plus proche, heureuse de digérer bientôt le doux parfum des fleurs. Grâce et communion avec la vie agricole en ce monde, le crépuscule rattrapant le jour, je retourne aux pénates dîner auprès de ma moitié. La table est mise, de la fourchette à la boutanche de velours, ne manque plus que la bavette du boucher à la cuisson d’un bleu sans pareil. Moelleuse, je la mâchouille délicatement par petites bouchées, les lèvres en cœur. Bon sang ! Je me ramène au paradouze par les papilles !


Élevage

Ce qui nous distingue des sociétés primitives, c’est surtout le sang des bêtes. Entre les pâturages et l’assiette, une ellipse est à l’œuvre car enfin, nous ne saurions souffrir d’examiner profondément l’abomination de nos batteries d’élevage et la cruauté de nos abattoirs. En mon esprit raffiné de consommateur carnivore, je me garderais de faire une relation entre la vache joliette et la tranche de bidoche achetée au supermarché. Et quand en novembre viendra la Saint Hubert, je ne me priverai pas non plus de le clamer haut et fort, quitte à insulter nos aïeux en remontant jusqu’aux premiers hommes : les chasseurs sont des cons !

En me reluquant dans le miroir, je me mis à abhorrer ma frimousse ingrate et les gueules crevardes des occidentaux avec. Je me rendis compte de notre intempérance. Les bêtes et, généralement l’ensemble les créatures vivantes, hurlèrent à la mort dans mes anses irritées. Lors, je battis ma coulpe avec force presque jusqu’à l’esquintement. Ne trouvant plus de recours à la détresse, je décidai solennellement de me nourrir de l’air comme un brillant ascète. Je fondis tellement et tartis presque toutes mes graisses, si bien que les oiseaux de mauvais augures tournoyèrent au-dessus du spectre ambulant de mon corps d’aztèque. Civilisé ou pas, qu’importe, l’homme est un drôle de zig qui, pour survivre, n’a d’autre choix que de jouer de la mâchoire. Nul ne s’engraisse d’un cure-dent. Et, puisque notre cité a érigé l’opulence en valeur suprême, nous devenons presque sans exception des jouisseurs insatiables.


Rage aux dents

Désormais, la chasse n’a plus cours et la cueillette ? Pareillement. Acteurs d’un système d’échange complexe, notre monde tourne autour de besoins variés. Gagnés par le manège incessant, nous courons pour les satisfaire, certes plus armés de lances ou de gourdins mais jamais sans la fraîche. Pour nous abreuver ou nous repaître, pour nous divertir ou nous vêtir, nous déplacer ou pour communiquer, la fraîche devient la composante qui distribue les ‘vies décentes’ d’après le confort prescrit. Passant outre les rancoeurs ou les discordes qu’elle provoque, nous observons que la monnaie est un fait objectif bien difficile à renier, une sorte de condition du présent et du futur, reliant les hommes entre eux par l’échange et par le travail. Et si nous dépouillons la monnaie des flaflas, il reste une sorte de cordon insécable qui relie notre vie personnelle au système nourricier.

Des furoncles parasitiques, un à un, percèrent la croûte terrestre. Ils perlouzèrent des sirops gazeux et toxiques dans le bleu du ciel. Les furoncles libérèrent des poisons par nappes lourdes et hermétiques dans les aquifères souterrains jusque dans la grande tasse océanique. Les industries crûrent infiniment, relativement au prétendu contentement des peuples et, avant tout, proportionnellement à l’insatiabilité des possédants. Peu à peu, nous fûmes immergés dans la fumée grossière des écrans publicitaires. Nous salivâmes jusqu’aux os face aux mirages. Nous galopâmes le leurre d’un ‘toujours plus’, quitte à suffoquer les bras ballant en bout de course. Combien se foulèrent la rate dans l’espoir d’un Pérou merveilleux ? Et, faute de pouvoir se poser au soleil les billets en éventail, combien se résignèrent à croire au bonheur en dépit de leur dévouement pour la cause professionnelle ?

Malignement, le blé monte les têtes. À saturation de patates en graillons, les gueux, petits-bourgeois frustrés, rêvent de posséder au moins autant que ceux qu’ils ont baptisés les ‘patrons voyous’. L’agglomération dans laquelle nous déambulons se caricature amèrement. Le premier citoyen de tous les citoyens, cet embeaufé de service, a enfoncé une porte ouverte. Désormais nous nous bousculons les godasses aux portillons, non seulement pour faire bouillir la marmite mais aussi pour toucher le bingo et rafler tout à n’importe quelle saison, quand bien même l’objet de notre convoitise serait blet, désuet ou détérioré aussi vite fait. Qui est à la ramasse accuse sa banqueroute ou le pèze comme un frein à son bonheur. Vendus, vendus, vendus ! Pas de strates populeuses pour rattraper les autres, de haut en bas et de bas en haut, le grisbi obsède pathologiquement n’importe qui.


Idylle

L’argent pose problème, c’est tout vu. Je discute le coup avec un camarade, lui qui a le chou bien confectionné, je m’aperçois que son moral file à la déroute. Il finit par m’avouer qu’il roule sur la jante plus que sur l’or. À sec de chez à sec ! Tout ce qu’il empoche, il doit le raquer sans coup férir, pas le temps de dire ouf. Ça lui rend fumeuses ses journées et pis, ça le tarabuste parce qu’il voudrait quand même refiler du bon temps à sa famille mais tant qu’il se fait harceler, il doit y aller sans geindre et bien rester au pli. Il me donne sa vision du monde. L’amertume prévaut encore. Il parle de la macroéconomie putanesque. Il me fiche son dernier biffeton que c’est tous des pourris. Selon lui, arrivé à une telle accumulation de richesses, le top du top de la crème régit le train-train des nombreux. Par une poignée de truchements politiques et ‘pédagogiques’, les grossiums verrouillent exprès l’ascenseur social, ils redistribuent une maigre part de leur magot de façon à ce que les pigeons de la place vivotent à moitié. Les huiles, racailles, instiguent et propagent la culture du manque. D’un tour, ils parviennent à muer le vulgaire en rapiat sur les dents, façonnant les nombreux à l’image du crevard.

Mon poteau revient à l’ascenseur grippé. À concrètement observer le topo, c’est plus fort que lui, il se croit dépossédé de perspectives et même de ses espoirs. Les floueurs, ça y est, ils se sont découvert le derrière. Je lui réponds à l’amigo. Les fortiches grugent à grande échelle ? C’est du réchauffé ! Les gueux amadoués ne préfèrent pas raccourcir les gros bonnets, ils courent, sonnés, après le miroitement de lointaines étoiles. Cependant que Drucker continue à hypnotiser ses ouailles, le malaise crève les yeux ? Même les bonnes pâtes ne piffrent plus l’ambiance. Ils cèdent au cynisme. Écouler les heures pépères, en fait, ils n’en rêvent que debout. Dans l’économie du pourliche parallèle, la fraîche faisande à leurs yeux tous les tocards qui palpent. La morale et les bonnes convictions sont donc réservées à la gueusaille. Comment percevoir la monnaie sans mépris ? Cette monnaie putaine assombrissant l’existence ?


Fable

Non loin d’un ruisseau peu acide, une tique préparait l’age adulte. Elle arpentait un sous-bois à la recherche du gîte accueillant, d’un hôte bâti pour l’arroser de globules. Nerveuse, prête à bondir, elle guettait sa future maison. Une agitation exaspère brusquement son attention. Elle vise le volatile. Un moineau friquet dans les fourrages se bâfrait d’insectes moins farouches. La tique prend ses marques. Elle se catapulte. Joli saut, elle parvient à se poser pile dans le plumage du friquet. La trapéziste essaye de ne pas valdinguer de l’échine virevoltante. Elle explore vite l’endroit à la poursuite d’une place douillette dans les airs. Les plumes étaient plus duveteuses entre la nuque et la calotte du crâne. C’est ici que la tique délurée planta le couvert, bien installée à l’abri du bec nettoyeur. Les organes incrustés sous l’épiderme du volatile, le parasite alternait succions et siestes digestives. La vie, la vraie. Pleine de santé, la tique décupla son poids en trois louchées. Entre ses occupations favorites, le nuisible se piquait parfois de lucidité. Heureux de s’envoyer en l’air, il songeait à ses congénères restés sur le dos d’amphibiens maigrelets ou encore dans le pelage trop soigné des furets. Lui, en plus de s’en mettre plein la lampe, il voguait en as de la voltige. Rien à voir avec la terre ferme ordinaire. Il tenait une place de premier choix, qui alliait ses réserves d’hémoglobines à des sensations extrêmes. La tique était déterminée à ne pas lâcher le moineau, son protecteur ailé. Pourtant, à mesure que la tique gagnait en embonpoint, l’hôte trahissait des signes d’exténuation. De jour en jour, le sang de la victime passa en goût et s’anémia. Les deux bestioles commencèrent à dépérir. À l’article de la mort, le pillard perdit l’appétit. Le jeun de la sangsue laissa un répit à l’oiseau qui se rempluma. Dans la foulée, la tique se ragaillardit.

Ce n’est guère parce que la tique est un nuisible affreux et redoutable qu’elle n’est pas dotée de quelque sensibilité. L’homme, lui, affublé d’un encéphale volumineux et d’un pouce préhenseur qui lui valurent de gravir les sommets de l’évolution, n’en demeure pas moins un animal sociable. Ayant flirté avec la fin, l’insecte comprit qu’il fallait ponctionner différemment son cher piaulier, tout au moins s’il souhaitait continuer à lever ses huit pattes vers le septième ciel.


Exercice

Au pays des hommes urbanisés, source d’adoration ou de mépris, ce qui revient peut-être au même, d’obsession ou de déni, ‘itou’, l’argent est présent en toute chose, autant que de travail. Le profit forcené risque, il est vrai, de bousiller nos saines aspirations. Nous vivons en société, soit, mais libre à nous sinon de ne plus adhérer au moins de nous montrer critiques. L’appât du gain est d’ores et déjà anachronique. La culture du manque, du désir démesuré et de la frustration cafardeuse cesse son emprise. L’effort de détachement est moins collectif que personnel. Un être ou une idéologie délétère n’a d’influence que par le crédit qu’on lui porte. Il ne s’agit pas de sombrer dans l’anorexie fatidique, mais de donner et de prendre ce qui convient, et pas davantage. Adopter cette posture éprouve notre résistance puisqu’elle requiert de savoir rester sourds aux sommations et aux impératifs arbitraires. Mais il y va de notre prospérité, dans une acception sereine, que de ne plus se prendre au jeu.


Compiègne, le 29 juillet 2009

Docteur Verdier Jacob - Landry Rouland

Illustration de Manu-xyz



Pérégrination d’un Fabuliste